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Une autre victime présumée du mari de Munro souligne qu'il faut écouter les enfants

durée 12h44
7 août 2024
La Presse Canadienne, 2024
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Temps de lecture   :  

5 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

La deuxième femme à accuser publiquement le défunt mari de l’écrivaine canadienne Alice Munro d'avoir eu des comportements sexuels inappropriés avec elle espère que son histoire encouragera les parents à croire leurs enfants.

Jane Morrey avait neuf ans lorsqu'elle soutient que Gerald Fremlin s'est exhibé nu devant elle alors qu'il séjournait dans la maison familiale à Toronto, plusieurs années avant son mariage avec Mme Munro.

Cinquante-cinq ans plus tard, elle a décidé d’en parler publiquement pour la première fois, après avoir appris récemment que M. Fremlin avait ensuite agressé sexuellement l’une des filles d'Alice Munro, Andrea Robin Skinner, alors qu’elle avait elle aussi neuf ans.

Jane Morrey, aujourd'hui âgée de 64 ans, souligne que son histoire est très différente de celle d'Andrea Robin Skinner. Le mois dernier, Mme Skinner a décrit dans un billet au «Toronto Star» comment, pendant des années après que M. Fremlin l'a agressée, elle était renvoyée chez sa mère chaque été et continuait d'être victime de son agresseur.

La décision de sa mère de rester avec M. Fremlin après avoir appris ce qu'il faisait à sa fille a terni l’héritage de l’une des écrivaines canadiennes les plus célèbres.

Alice Munro est décédée à l'âge de 92 ans en mai dernier, avant la dénonciation publique de sa fille.

Or, Jane Morrey raconte que la seule fois où M. Fremlin s'en est pris à elle, sa mère l'a immédiatement chassé de la maison et la fillette ne l'a jamais revu, jusqu'à ce qu'elle soit adulte. Avec le recul, elle souligne qu’elle ne se sent pas «particulièrement traumatisée» par cet événement.

«Je n'ai jamais grandi avec le sentiment d'avoir fait quelque chose de mal, a-t-elle déclaré lors d'un entretien téléphonique lundi. J'avais l'impression d'avoir totalement obtenu justice, parce qu'on m'a crue tout de suite.»

Mme Morrey, qui a raconté son histoire pour la première fois au «Toronto Star», espère que sa décision de dénoncer publiquement aidera d'autres parents à comprendre à quel point il est important d'agir de manière décisive dans ces cas-là.

«Au-delà de la renommée d'Alice Munro, au-delà de tout, si quelque chose arrive et que votre enfant vous le dit, croyez-le et agissez en conséquence.»

Ce n'est qu'après la publication du billet de Mme Skinner qu'on a appris que M. Fremlin, décédé en 2013 à l'âge de 88 ans, avait plaidé coupable en 2005 à l'accusation d'«attentat à la pudeur» contre sa belle-fille.

«Un peu comme un oncle»

Gerald Fremlin était un très bon ami des parents de Jane Morrey. Ils avaient fréquenté ensemble l’Université Western Ontario, aux côtés d’Alice et de Jim Munro, qui deviendra le premier mari de l’écrivaine et le père de ses trois filles, dont Andrea.

La sœur aînée de Jane Morrey, Marianne Webb, a raconté que Gerald Fremlin rendait souvent visite à sa famille et qu'elle ne se souvient pas d'une époque où il n'était pas ami avec ses parents.

Elle souligne qu'il n'a jamais agi de manière inappropriée avec elle et elle se souvient même avoir été «un peu jalouse» à l'idée qu'il envoyait à sa petite sœur des cartes postales de ses voyages à travers le monde. Elle considère aujourd'hui ce comportement comme une façon de la séduire.

Jane Morrey, qui a sept ans de moins que sa soeur Marianne, a déjà déclaré que la petite fille qu'elle était alors adorait recevoir des cartes postales, des cadeaux et de l'attention de la part de M. Fremlin, et qu'elle le considérait un peu comme un oncle.

Puis, lors d'une visite de Gerald Fremlin en 1969, Jane Morrey, âgée alors de neuf ans, est entrée un matin dans sa chambre pour lui demander ce qu'il voulait au déjeuner. Elle raconte qu'il a alors relevé la couverture et s'est exhibé nu devant l'enfant. Choquée, la fillette a quitté la pièce et a commencé à préparer le gruau. Elle raconte que M. Fremlin l'a ensuite suivie jusqu'à la cuisine et lui a dit: «Je n'aurais pas dû te montrer ma...».

«Je n’avais jamais entendu des adultes parler de cette façon ou utiliser ce genre de mots, dit-elle aujourd'hui. Mes parents utilisaient des termes anatomiques.»

Mais M. Fremlin a continué, se souvient-elle. «Puis il a dit: "OK, alors tu m'as vu. Peut-être que tu aimerais me montrer, toi".»

À ce moment-là, elle dit qu'elle a quitté la pièce et a réveillé sa mère pour lui raconter ce qui s'était passé. «Ma mère est devenue folle de rage», a-t-elle déclaré. Elle a immédiatement fait sortir les filles de la maison et les soeurs ont attendu au coin de la rue jusqu'à ce qu'elles voient la voiture de M. Fremlin partir.

À leur retour à la maison, a déclaré Mme Morrey, ses parents lui ont dit que M. Fremlin ne reviendrait plus jamais à la maison. Après cela, «ils n’en ont plus jamais reparlé».

«Il a eu l'air terrifié»

Jane Morrey n'a revu Gerald Fremlin que près de deux décennies plus tard, lors du lancement en 1986 d'un livre d'Alice Munro. L'écrivaine avait épousé M. Fremlin 10 ans plus tôt.

«Je me suis approchée de lui et je lui ai dit: "Vous ne me reconnaissez probablement pas, mais je suis Jane Webb", et il a juste eu l'air terrifié», a-t-elle raconté.

Elle ne l’a pas confronté, mais elle voulait lui faire peur. «Il m'avait fait peur quand j'étais petite et je voulais le regarder dans les yeux et le voir se tortiller. Je voulais qu'il s'inquiète de ce que je pourrais faire ou dire», a-t-elle expliqué dans un courriel.

«Je suppose que je voulais lui montrer qu'il n'était pas le seul à détenir du pouvoir.»

Jane Morrey n'a pas parlé avec Andrea Robin Skinner, qui a été agressée par M. Fremlin en 1976, plusieurs années après elle. Mais elle a déclaré qu'elle s'est toujours demandé s'il avait fait d'autres victimes et si quelque chose aurait pu arriver à l'une des filles d'Alice Munro.

«Ça a toujours été un peu là, enfoui dans mon esprit, mais je n'y ai jamais vraiment pensé avant le billet» d'Andrea Skinner, a-t-elle précisé.

Elle espère désormais que d’autres victimes potentielles se sentiront suffisamment en sécurité pour se manifester. «En tant que victime, il n’y a aucune honte à avoir», a-t-elle déclaré.

Des années après les événements de 1969, alors que Jane Morrey était adulte, sa mère a renoué avec Gerald Fremlin. À ce moment-là, a-t-elle dit, la relation avec sa mère était tendue et elle ne lui a jamais parlé de cette retrouvaille, qui a été de courte durée.

Sa soeur Marianne soupçonne aussi que leur père entretenait discrètement une amitié avec le mari d'Alice Munro. Les deux parents sont décédés depuis.

«La véritable énigme est de savoir comment mes parents ont pu reconnaître qu'il était un prédateur qui devait être tenu à l'écart de leur fille, tout en continuant à profiter de son amitié», a déclaré Jane Morrey par courriel.

«C'est vraiment ahurissant de constater comment sa femme et au moins deux de ses amis ont pu sciemment ignorer son comportement ignoble et criminel.»

En fin de compte, cependant, elle est reconnaissante envers sa mère d’avoir fait «la bonne chose sur le moment», surtout lorsqu’elle compare son expérience avec celle d'Andrea Skinner.

«C'est probablement la chose la plus importante qu'elle a jamais faite pour moi, dit-elle aujourd'hui. C'est si important la confiance que ça vous donne d'être crue.»

Maura Forrest, La Presse Canadienne